Un
Le médecin se réveilla glacé d’effroi. Il avait à nouveau rêvé de la vieille maison de La Nouvelle-Orléans ; il avait revu la femme dans le fauteuil à bascule ; il avait revu l’homme aux yeux marron.
Malgré la quiétude de sa chambre du Parker Méridien, près de New York, une fois encore il se sentait mal à l’aise. L’homme aux yeux marron lui avait répété d’aider la femme. Ce n’est qu’un rêve. Il faut que j’en sorte.
Il se redressa dans son lit. Mais pourquoi diable repensait-il à tout cela ? La vieille maison le hantait. Il revit la femme, tête baissée, le regard vide. Il entendait presque le bourdonnement des insectes contre les portes-moustiquaires du porche. Et l’homme aux yeux marron, qui parlait sans remuer les lèvres. Un mannequin de cire pourvu de vie…
Non, ça suffit ! se dit-il.
Sortant du lit, il s’approcha des rideaux blancs immaculés et regarda dehors : des toits sombres, des néons clignotants se reflétant sur les murs de brique. La lumière de l’aube pointait derrière les nuages, au-dessus de la façade en béton en face de lui. Aucune trace de chaleur étouffante. Aucun arôme étourdissant de roses et de gardénias.
Son esprit s’éclaircit peu à peu.
Il repensa à l’Anglais rencontré au bar de l’hôtel. Tout avait commencé là : l’homme avait confié au barman qu’il arrivait de La Nouvelle-Orléans et que cette ville était, de toute évidence, hantée. Cet Anglais affable avait tout à fait l’air d’un gentleman d’antan, avec son costume étriqué en seersucker et sa montre de gousset en or fixée à son gilet. C’était un personnage d’un autre temps, il la voix mélodieuse d’acteur britannique et aux yeux bleus sans âge.
Le docteur s’était tourne vers lui.
— Vous avez parfaitement raison. J’ai vu moi-même un fantôme à La Nouvelle-Orléans. Il n’y a pas très longtemps.
Il s’était interrompu, gêné, et avait fixé son verre de bourbon.
Le bourdonnement des mouches en été, l’odeur de médicament. « Une dose de Thorazine aussi forte ? Il doit y avoir une erreur. »
L’Anglais avait montré une certaine curiosité et l’avait invité à dîner en invoquant l’argument qu’il collectait ce genre d’histoire. Le docteur avait été tenté d’accepter. Il était libre pour la soirée et aimait bien cet homme. Il s’était tout de suite senti en confiance. Le bar du Parker Méridien était un endroit agréable, plein de lumière, de mouvement, de gens. Il était si loin de ce coin lugubre de La Nouvelle-Orléans, de cette vieille ville triste et de sa chaleur pesante.
Mais il se sentait incapable de raconter son histoire.
— Si vous changez d’avis, appelez-moi, avait dit l’Anglais. Je m’appelle Aaron Lightner.
Il avait tendu au docteur une carte portant le nom d’un organisme.
— Disons que nous recueillons les histoires de fantômes, les vraies, j’entends.
LE TALAMASCA
Nous observons
et nous sommes toujours là.
Étrange devise.
Oui, c’était lui qui avait fait remonter ses souvenirs ; cet Anglais à la carte de visite si curieuse avec ses numéros de téléphone en Europe, et qui partait le lendemain pour rencontrer un Californien revenu à la vie après une noyade. Le docteur avait lu ce fait divers dans un journal new-yorkais. Il s’agissait d’un type cliniquement mort qui avait ressuscité après avoir vu la « lumière ».
Ils avaient parlé ensemble du noyé.
— Il dit qu’il a maintenant des pouvoirs parapsychiques, avait dit l’Anglais. Cela nous intéresse, bien entendu. Il paraît qu’il voit des images lorsqu’il touche des objets à main nue. C’est ce que nous appelons la parapsychologie.
Le docteur était intrigué. Lui-même avait entendu parler de tels patients victimes de crises cardiaques, si ses souvenirs étaient exacts qui étaient revenus en prétendant avoir vu le futur.
— Les meilleures recherches sur le sujet ont été réalisées par des cardiologues, précisa Lightner.
— N’a-t-on pas tourné un film, il y a quelques années, sur une femme qui était revenue avec un pouvoir de guérison ? demanda le docteur. C’était très troublant.
— Je vois que vous n’êtes pas insensible à ce sujet, fit remarquer l’Anglais avec un sourire ravi. Êtes-vous certain de ne pas vouloir me parler de votre fantôme ? Je serais très heureux d’entendre votre récit. Je ne pars que demain, juste avant midi. Je donnerais n’importe quoi pour l’entendre !
Non, pas cette histoire. Jamais !
Seul dans la pénombre de sa chambre, le docteur avait de nouveau peur. L’horloge du long couloir poussiéreux de la maison de La Nouvelle-Orléans tictaquait. Il entendit le bruissement des pieds de sa patiente « promenée » par l’infirmière. Il sentit à nouveau l’odeur de cette maison, de la chaleur et du vieux bois. L’homme lui parlait…
Avant ce printemps à La Nouvelle-Orléans, le médecin n’était jamais entré dans un manoir d’avant-guerre. La façade de la maison comportait des colonnes cannelées à la peinture écaillée. On appelait cela le style Renaissance classique : un long hôtel particulier d’un gris violacé, dans un coin sombre et ombragé de Garden District, au portail flanqué de deux chênes imposants. Les rampes en fer forgé aux motifs de roses étaient festonnées de plantes grimpantes : glycine, vigne vierge et bougainvillée d’un rose sombre incandescent.
Le docteur aimait à s’asseoir sur les marches de marbre pour contempler les chapiteaux doriques couverts de ces plantes odorantes. Des rayons de soleil perçaient à travers les branches entortillées. Les abeilles bourdonnaient dans l’enchevêtrement des feuilles vertes luisantes, au-dessous des corniches écaillées. Peu importait qu’il y fasse si sombre et si humide.
Cependant, la décrépitude des lieux le déconcertait. Des araignées tissaient leurs fines toiles autour des roses en fer forgé. Par endroits, la ferronnerie était si rouillée qu’elle partait en poudre sous les doigts. Ici et là, près des rampes, le bois du porche était complètement pourri.
Au fond du jardin, il y avait une vieille piscine octogonale qui n’était plus qu’un marécage d’eau noire entouré de glaïeuls. L’odeur était pestilentielle. Et pourtant, des grenouilles y avaient élu domicile. On les entendait coasser à la tombée de la nuit. La fontaine, qui persistait à cracher quelques maigres jets dans l’eau boueuse, avait quelque chose de pathétique. Le docteur l’aurait bien vidée, nettoyée et curée de ses propres mains. Il aurait bien réparé la balustrade brisée et arraché les mauvaises herbes des vasques.
Même les vieilles tantes de sa patiente, Mlle Carl, Mlle Millie et Mlle Nancy, avaient quelque chose de décati. Cela ne provenait ni de leurs cheveux gris ni de leurs lunettes cerclées. C’était leur attitude et les relents de camphre qui émanaient de leurs vêtements.
Si la maison avait été équipée d’une climatisation, c’eût été différent. Mais elle était trop ancienne pour ça. C’était en tout cas ce qu’on lui avait répondu. Les plafonds faisaient quatre mètres cinquante de hauteur et la brise-légère était chargée d’une odeur de moisi.
Toutefois, sa patiente était fort bien soignée. Il devait l’admettre. Une vieille infirmière noire prénommée Viola la sortait le matin sous le porche et la rentrait le soir.
— Elle va très bien, docteur. Allez, mademoiselle Deirdre ! Marchez pour le docteur !
Viola l’extirpait de son fauteuil et la soutenait patiemment, pas à pas.
— Cela fait sept ans que je m’occupe d’elle, docteur. Elle est comme ma fille.
Sept ans ainsi ! Rien d’étonnant à ce que ses chevilles aient commencé A se tourner vers l’intérieur et que ses bras se referment instinctivement sur sa poitrine si l’infirmière ne les mettait pas de force sur ses genoux.
Viola lui faisait traverser le petit salon, passer devant la harpe et le piano à queue Bösendorfer couvert de poussière, et l’emmenait dans la longue salle à manger aux murs défraîchis couverts de fresques représentant des chênes moussus et des champs de labour.
Les pieds chaussés de pantoufles de la malade glissaient sur le tapis d’Aubusson élimé. Elle avait quarante et un ans mais paraissait à la fois vieille et jeune, une enfant pâle au dos voûté, à l’abri des soucis et des passions humaines. Deirdre, avez-vous déjà eu un amant ? Avez-vous déjà dansé dans ce salon ?
Les rayons de la bibliothèque étaient couverts de volumes reliés en cuir. Sur leur tranche étaient inscrites à l’encre violette décolorée des dates anciennes : 1756, 1757, 1758… Le patronyme de Mayfair y figurait en lettres dorées.
Mayfair, une grande famille de colons d’autrefois. Aux murs étaient accrochés de vieux tableaux d’hommes et de femmes en vêtements du XVIIIe siècle, des daguerréotypes, des ferrotypes et des photographies passées. Dans le couloir, il y avait une carte de Saint-Domingue jaunie dans un cadre crasseux et une toile noircie représentant une grande maison de planteur.
Le docteur détailla les bijoux de sa patiente. Un héritage, sans doute, vu l’ancienneté des montures. Mais pourquoi mettre ce genre de bijoux à une femme qui n’a pas prononcé un mot ou fait un geste de son propre gré depuis plus de sept ans ?
L’infirmière avait dit ne jamais enlever à Mlle Deirdre sa chaîne au pendentif d’émeraude, même pour le bain.
— Je vais vous confier un petit secret, docteur. Ne vous avisez jamais de toucher à ça !
Il avait eu envie de demander pourquoi mais s’était ravisé. Il s’était senti mal à l’aise lorsque l’infirmière avait mis à la femme ses boucles d’oreilles en rubis et sa bague de diamant. On dirait la toilette d’un mort, avait-il songé.
Dehors, les chênes sombres tendaient leurs branches vers les portes-moustiquaires sales et le jardin frémissait de chaleur.
— Regardez ses cheveux ! dit Viola avec tendresse. En avez-vous jamais vu d’aussi beaux ?
Ils étaient noirs, épais, bouclés et longs. L’infirmière adorait les coiffer en enroulant les boucles autour de la brosse. Les yeux de la malade étaient bleu clair. De temps à autre, un mince filet argenté de salive coulait de la commissure de ses lèvres et formait un cercle foncé sur le devant de sa chemise de nuit.
— Il est étonnant que personne n’ait jamais essayé de lui voler ses bijoux, dit le docteur, comme pour lui-même. Elle est vraiment sans défense.
— Aucun de ceux qui ont travaillé ou travaillent dans cette maison n’aurait jamais osé.
— Mais elle reste assise des heures seule. On la voit même de la rue.
Rire.
— Ne vous inquiétez pas, docteur. Personne par ici n’est assez stupide pour passer le portail. Le vieux Ronnie vient tondre la pelouse depuis trente ans mais il est un peu fou.
— Pourtant…
Le docteur s’interrompit. Il était en train de parler devant une femme muette, dont les yeux bougeaient à peine, par moments, dont les mains étaient placées exactement là où l’infirmière les avait mises et dont les pieds reposaient mollement sur le sol nu. Comme il était facile de l’oublier, d’oublier de respecter cette créature pathétique ! Personne ne savait ce qu’elle comprenait des conversations autour d’elle.
— Vous pourriez peut-être la mettre de temps en temps au soleil, suggéra-t-il. Sa peau est si blanche !
Mais il savait le jardin impraticable, même loin de la puanteur de la piscine. Des enfants y avaient pourtant joué, jadis. L’un d’eux avait gravé le mot « Lasher » dans le tronc épais du lagerstroemia géant qui poussait contre la clôture du fond. La blancheur de l’entaille profonde luisait sur l’écorce cireuse. Quel mot étrange ! Une balançoire en bois était encore suspendue à la branche d’un chêne lointain.
La façade sud de la maison paraissait énorme et écrasante vue sous cet angle. La vigne en fleur grimpait jusqu’aux cheminées au-dessus du troisième étage. Un bambou noir ballottait dans la brise contre la maçonnerie replâtrée. Les bananiers étaient si hauts et si denses qu’ils formaient une jungle près du mur de brique.
Ces lieux anciens étaient comme sa patiente : magnifiques mais oubliés par le temps.
Le visage de Mlle Deirdre aurait pu être beau s’il n’avait pas été si inexpressif. Voyait-elle les délicates grappes mauves de la glycine, les plantes enchevêtrées ? Distinguait-elle à travers la végétation les colonnades blanches de la maison d’en face ?
Un jour, il était monté avec elle et l’infirmière dans le petit ascenseur à la portière de bronze et au tapis élimé. Lorsque l’appareil avait commencé à s’élever bruyamment, l’expression de Deirdre était restée figée.
Bien entendu, il avait questionné le vieux médecin du sanatorium.
— Je me rappelle quand j’avais votre âge, avait-il répondu. J’étais certain de les guérir tous. Je croyais rendre la raison aux paranoïaques, ramener les schizophrènes dans la réalité et réveiller les catatoniques. Vous lui ferez sa piqûre chaque jour, mon fils. C’est tout ce que vous pouvez faire. Nous faisons de notre mieux pour éviter qu’elle ne se mette dans tous ses états. L’agitation, vous savez ?
Agitation ? Était-ce la raison de ces drogues si puissantes ? Même si l’on arrêtait les injections le lendemain, il faudrait bien un mois avant que leurs effets disparaissent. Et les doses administrées étaient si fortes qu’elles auraient tué tout autre patient.
Comment pouvait-on connaître l’état réel de cette femme dont le traitement durait depuis si longtemps ? Si seulement il avait pu lui faire un électroencéphalogramme…
Au bout d’un mois, il avait fait chercher son dossier. C’était une question de routine. Personne n’avait trouvé à y redire. Il passa un après-midi entier dans son bureau du sanatorium à déchiffrer l’écriture de douzaines de médecins aux diagnostics vagues et contradictoires : penchant morbide, paranoïa, épuisement total, hallucinations, dépression, tendance suicidaire. Cela remontait apparemment à l’adolescence. Non, avant, même. Un confrère l’avait vue pour « démence » quand elle avait dix ans.
Que cachaient tous ces mots abstraits ? Dans la montagne de paperasses, il découvrit qu’à l’âge de dix-huit ans elle avait donné naissance à une petite fille, qu’elle l’avait abandonnée et avait ensuite souffert de « paranoïa grave ».
Était-ce la raison pour laquelle on lui administrait d’un côté un traitement de choc et de l’autre de l’insuline ? Qu’avait-elle donc fait à toutes ces infirmières qui avaient rendu leur tablier pour des motifs de santé ?
Un jour, elle s’était « enfuie » et avait été « ramenée de force » à l’hôpital. Les pages suivantes des années entières – manquaient. « Atteinte cérébrale irréversible », avait-on noté en 1976. « Patiente renvoyée chez elle. Thorazine prescrite pour empêcher l’agitation et le penchant morbide. »
Le dossier était détestable. Il ne racontait aucun fait, ne révélait aucune vérité. Le docteur était découragé. Cette kyrielle de médecins lui avaient-ils parlé comme il l’avait fait, assis à côté d’elle sous le porche ?
— C’est une journée magnifique. N’est-ce pas, Deirdre ?
La brise était si odorante à cet endroit. Le parfum des gardénias s’y mêla soudain sans lui déplaire. Un instant, il ferma les yeux.
Le méprisait-elle ? Se moquait-elle de lui ? Savait-elle seulement qu’il était là ? Il aperçut quelques fils d’argent dans ses cheveux. Sa main était froide, désagréable au toucher.
L’infirmière revint avec une enveloppe bleue contenant une photo.
— C’est votre fille, mademoiselle Deirdre. Vous voyez ? Elle a vingt-quatre ans maintenant.
Elle tenait la photo de sorte que le docteur puisse aussi la voir. C’était une jeune fille blonde sur le pont d’un grand yacht blanc, les cheveux au vent. Jolie, très jolie. « Baie de San Francisco, 1983 », indiquait la légende.
Le visage de la femme ne changea pas d’un pouce. L’infirmière releva une mèche noire tombée sur son front et mit la photo sous le nez du médecin.
— Vous voyez cette fille ? Elle est médecin elle aussi, dit-elle en hochant la tête. Elle est interne pour l’instant. Un jour, elle sera docteur en médecine, tout comme vous.
Était-ce possible ? Cette jeune fille ne venait jamais voir sa mère. Il la détesta instantanément. Ah oui ? Médecin ?
En peu de temps, il en vint à se méfier des tantes.
La grande, celle qui lui signait ses chèques, « Mlle Carl », était encore juriste malgré ses soixante-dix ans passés. Elle se rendait à son cabinet de Carondelet Street et en revenait en taxi car elle n’était plus capable de grimper la haute marche du tramway de Saint Charles. Pendant cinquante ans, lui avait-elle raconté un jour, elle avait pris le tramway.
— Oh oui ! avait expliqué l’infirmière un après-midi où elle brossait doucement les cheveux de Deirdre. Mlle Carl est la plus intelligente. Elle travaille pour le juge Fleming. Elle a été l’une des premières femmes diplômées de la faculté de droit de Loyola. Elle y est entrée à l’âge de dix-sept ans.
Pour autant qu’il avait pu le constater, Mlle Carl n’adressait jamais la parole à la malade. D’après lui, la plus corpulente, Mlle Nancy, était la plus gentille avec elle.
— Les autres disent que Mlle Nancy n’aurait pas été douée pour les études, rapporta l’infirmière. Alors, elle est restée à la maison pour s’occuper de tout le monde. Avant, il y avait Mlle Belle, aussi.
Mlle Nancy affichait toujours une expression renfrognée. Il y avait quelque chose de commun en elle : boulotte, négligée, constamment en tablier, elle s’adressait toujours à l’infirmière avec une voix artificielle et condescendante. Et, lorsqu’elle regardait Deirdre, elle avait un rictus méprisant aux lèvres.
Il y avait aussi Mlle Millie, la plus âgée, qui était en réalité une vague cousine. C’était une vieille dame classique vêtue de soie noire et portant des chaussures en corde. Elle allait et venait, sans jamais quitter ses gants usés et son petit chapeau de paille noir à voilette. Elle adressait un sourire gai au médecin et donnait un baiser à Deirdre.
— C’est ma pauvre petite chérie, disait-elle avec un trémolo dans la voix.
Un après-midi, il s’était approché de Mlle Millie, qui était debout sur les dalles brisées près de la piscine.
— Inutile de songer à faire réparer, dit-elle tristement. Stella adorait y nager. C’est elle qui l’a fait construire. Elle avait toujours des las d’idées et de rêves. Elle donnait des réceptions. Il y avait des centaines d’invités et des tables étaient dressées partout sur la pelouse. Un orchestre jouait. Vous êtes trop jeune pour vous rappeler cette musique si vivante, docteur. C’est Stella encore qui a fait poser les dalles de pierre tout le long de la piscine. Vous voyez ? Comme celles que l’on voit encore devant et sur le côté…
Elle s’interrompit, pointant le doigt vers le patio envahi de mauvaises herbes. On aurait dit qu’elle ne pouvait plus parler. Doucement, elle leva la tête vers la fenêtre mansardée.
Il aurait voulu lui demander qui était Stella.
— Pauvre Stella chérie !
Le médecin imagina des lampions suspendus aux branches.
Toutes ces femmes étaient trop vieilles. Et la jeune, la soi-disant interne, était à des milliers de kilomètres…
Mlle Nancy tyrannisait la pauvre Deirdre. Elle regardait l’infirmière la faire marcher puis criait dans les oreilles de la malade :
— Tiens-toi sur tes jambes ! Tu sais parfaitement que tu pourrais marcher toute seule si tu le voulais !
— Mlle Deirdre entend très bien, risquait l’infirmière. Le médecin dit qu’elle entend et voit parfaitement.
Un jour, il tenta de questionner Mlle Nancy sur le palier, se disant qu’en la poussant un peu il obtiendrait peut-être quelques renseignements.
— Est-ce que son attitude change parfois ? Lui arrive-t-il de prononcer ne serait-ce qu’un seul mot ?
La vieille femme le toisa un bon moment, le visage luisant de sueur, l’arête de son nez rougie par ses lunettes.
— Je vais vous dire ce qui m’inquiète. Qui va s’occuper d’elle quand nous ne serons plus là ? Vous croyez que cette enfant gâtée qu’elle a pour fille en Californie va le faire ? Elle ne sait même pas le nom de sa mère. C’est Ellie Mayfair qui envoie les photos. Et Ellie Mayfair n’a pas mis les pieds dans cette maison depuis qu’elle est venue chercher le bébé. Elle ne pouvait pas avoir d’enfant et elle mourait de peur que son mari ne la laisse tomber. C’est un avocat réputé là-bas. Vous savez combien Carl a payé Ellie pour prendre le bébé ? Pour s’assurer qu’il ne revienne jamais ici ? Le faire partir d’ici, c’était tout ce qu’elle voulait et elle a fait signer un papier à Ellie.
Elle eut un sourire amer et s’essuya les mains sur son tablier.
— Elle a été envoyée en Californie avec Ellie et Graham pour vivre dans une maison superbe sur lu baie de San Francisco, avec un gros bateau et tout le reste. Voilà ce qui est arrivé à la fille de Deirdre !
Ainsi, la jeune fille n’était pas au courant, pour sa mère, songea le médecin. Mais il ne dit rien.
— Laisser Carl et Nancy s’occuper de tout ! poursuivit la femme. Laisser Carl signer les chèques, Nancy cuisiner et récurer. Et Millie, hein ? Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle va à l’église et prie pour tout le monde. Formidable, non ?
Elle partit d’un grand rire déplaisant et entra dans la chambre de la malade en empoignant un balai au passage.
— Savez-vous qu’on ne peut pas demander à une infirmière de balayer ? Oh non ! Elle ne s’abaisserait pas à une pareille tâche. Vous pourriez m’expliquer pourquoi une infirmière ne peut pas balayer ?
La chambre, probablement la plus agréable de la maison, était assez propre. Il y avait des cendres dans la cheminée de marbre. Sa patiente dormait dans un lit massif à baldaquin de la fin du siècle dernier.
L’odeur de cire et de coton frais était très agréable. Mais la pièce était pleine d’objets religieux effrayants. Sur le marbre de la coiffeuse se trouvait une statue de la Vierge tenant un cœur rouge sur sa poitrine. C’était horrible à regarder. Il y avait un crucifix juste à côté. Le corps tordu du Christ était peint couleur nature, jusqu’au filet de sang sombre s’écoulant de ses ongles. Des bougies brûlaient dans des verres rouges à côté d’un rameau fané.
— Remarque-t-elle ces objets religieux ? demanda le médecin.
— Bien sûr que non !
Des bouffées de camphre sortirent des tiroirs lorsque Mlle Nancy fit des rangements. Des chapelets pendaient des lampes en cuivre sculptées. On aurait dit que dans cette pièce rien n’avait changé depuis des dizaines d’années. Les rideaux jaunes en dentelle étaient raides et mités. Ils semblaient bloquer le soleil et ne propager que leur propre lumière sombre et brûlée.
Sur le chevet de marbre était posée une boîte à bijoux. Ouverte. Comme si son contenu n’avait aucune valeur, ce qui n’était pas le cas. Même lui, peu connaisseur, savait que les bijoux étaient authentiques. Lorsqu’il toucha le velours de la boîte, Mlle Nancy se mit à crier :
— Ne louchez pas à cela, docteur !
— Mon Dieu, madame ! Vous ne pensez tout de même pas que je pourrais les voler ?
— Il y a beaucoup de choses que vous ignorez sur cette maison et sur votre malade. Pourquoi croyez-vous que tous les volets sont casses ? Pratiquement sortis de leurs gonds ? Pourquoi croyez-vous que les joints des pierres partent en morceaux ?
Elle secoua la tête, faisant trembler ses joues molles, sa bouche incolore serrée.
— Essayez de faire réparer ces volets ! Laissez seulement quelqu’un monter sur une échelle pour repeindre cette maison !
— Je ne vous comprends pas, répondit-il.
— Ne touchez jamais à ces bijoux, docteur. C’est tout ce que j’ai à dire. Ne touchez absolument à rien ici. La piscine, par exemple. Elle est remplie de feuilles décomposées et de saletés mais les fontaines continuent à y déverser de l’eau. Vous l’avez remarqué ? Essayez seulement de fermer les robinets !
— Mais qui… ?
— Laissez les bijoux. Je vous le conseille.
— Est-ce que changer les choses pourrait la faire parler ? demanda-t-il hardiment, lassé de tout cela et moins effrayé par cette tante que par Mlle Carl.
La femme se mit à rire.
— Cela ne lui ferait rien faire du tout. (Elle referma bruyamment un tiroir du bureau, faisant tinter le chapelet de verre contre une petite statue de Jésus.) Maintenant, excusez-moi, je dois nettoyer la salle de bains.
Il tourna son regard vers le Christ barbu, le doigt pointé vers la couronne d’épines entourant son cœur.
Elles étaient toutes cinglées, et il allait le devenir aussi s’il ne quittait pas cette maison.
Un jour, seul dans la salle à manger, il avait revu le mot « Lasher » tracé d’un doigt anonyme dans l’épaisse poussière accumulée sur la table. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Le lendemain après-midi, la table avait été époussetée. C’était la première fois, à sa connaissance, que quelque chose était dépoussiéré dans cette pièce !
Le soir, dans son appartement moderne donnant sur le lac, il avait passé son temps à méditer sur sa patiente. Il se demandait si elle avait les yeux ouverts quand elle s’allongeait sur son lit.
Il avait le sentiment d’avoir un devoir à accomplir. Mais lequel ? Son médecin était un psychiatre de renom. Il n’était pas question de remettre en cause son jugement. Pourquoi ne pas tenter quelque chose d’un peu fou, comme l’emmener se promener dans la campagne ou apporter une radio sous le porche ? Ou arrêter les sédatifs pour voir ce qui se passerait ?
Il était clair qu’il fallait interrompre le traitement de temps en temps. Et pourquoi ne pas le revoir entièrement ? Il se devait d’en faire au moins la suggestion.
— Contentez-vous de lui faire ses piqûres, lui répondit le vieux médecin avec froideur. Faites-lui une petite visite d’une heure par jour, c’est tout ce qu’on vous demande.
C’était début septembre. En passant le portail de la maison, le docteur aperçut un homme près de sa patiente. Le bras posé sur le dossier de sa chaise, il lui parlait, visiblement. C’était un homme grand, plutôt mince, aux cheveux bruns.
Le médecin éprouva un curieux sentiment de jalousie. Un inconnu était auprès de sa malade. Il était impatient de faire sa connaissance. L’homme lui fournirait certainement les explications que les femmes lui refusaient. De plus, il semblait être un ami proche. Il y avait quelque chose d’intime dans sa façon de se tenir, incliné, tout près d’elle.
Mais lorsque le médecin arriva sous le porche, il ne vit aucun visiteur. Et il ne trouva personne dans les pièces du devant.
— Je viens de voir un homme ici, dit-il à l’infirmière qui s’approchait. Il parlait à Mlle Deirdre.
— Je ne l’ai pas vu, répondit-elle avec désinvolture.
Il trouva Mlle Nancy en train d’écosser des petits pois dans la cuisine. Elle le considéra un long moment puis secoua la tête.
— Je n’ai entendu personne arriver.
C’était trop fort ! Il n’avait fait qu’entrapercevoir l’homme mais il était sûr de ne pas avoir rêvé.
— Si seulement vous pouviez me parler, dit-il à Deirdre un moment plus tard, en préparant l’injection. Vous me diriez au moins si vous avez envie de recevoir des visites…
Son bras était si fin. Lorsqu’il tourna les yeux vers elle, la seringue prête, elle le regardait !
— Deirdre ?
Son cœur battait la chamade.
Les yeux de Deirdre roulèrent vers la gauche et se fixèrent devant elle. La chaleur, à laquelle le médecin avait fini par s’habituer, devint soudain insoutenable. Il fut pris de vertige, comme près de défaillir.
Il n’était pas quelqu’un à s’évanouir. Il se mit à réfléchir à ce qui venait de se produire et se rendit soudain compte qu’il avait parlé à l’homme. Ils étaient tous les deux au milieu d’une conversation dont il avait soudain perdu le fil. Non, ce n’était pas ça. C’était plutôt que, brusquement, il ne se rappelait plus combien de temps ils avaient parlé. Il était vraiment singulier qu’ils aient parlé tout ce temps et qu’il ne se souvienne plus de quelle manière avait commencé la conversation.
Mais qu’avait donc dit l’homme ? Tout cela était très troublant car il n’y avait personne, à part elle. Ah oui ! Il avait dit à l’homme aux cheveux bruns : Il faut à tout prix arrêter les injections… Il était sûr d’avoir raison et le vieux médecin - Un imbécile ! avait dit l’homme aux cheveux bruns - pouvait se le tenir pour dit !
Toute cette histoire était scandaleuse. Et la fille en Californie…
Il se secoua et se leva. Que s’était-il passé ? Il s’était endormi sur sa chaise en osier. Il avait rêvé. Le bourdonnement des abeilles résonnait fort dans ses oreilles et l’odeur des gardénias embrumait son cerveau. Il regarda par-dessus la rampe, vers le patio. Quelque chose ne venait-il pas de bouger ?
— Je dois rentrer, dit-il tout haut. Je ne me sens pas très bien. Il faut que je m’allonge.
Le nom de l’homme. Quel était-il ? Il l’avait su un instant auparavant, un nom très particulier. « Ah ! c’est donc ce que signifie le mot. Vous êtes… Mais attendez ! » Cela recommençait. Il ne se laisserait pas faire !
— Mademoiselle Nancy ! appela-t-il.
Sa patiente regardait toujours droit devant elle, le lourd pendentif d’émeraude brillant sur sa chemise. L’environnement lui parut soudain rempli d’une lumière verte. Les feuilles frémissaient.
— C’est la chaleur, murmura-t-il. Est-ce que je lui ai fait sa piqûre ? Mon Dieu !
La seringue s’était brisée en tombant par terre.
— Vous m’avez appelée, docteur ?
Mlle Nancy était apparue sur le pas de la porte, s’essuyant les mains sur son tablier. La femme de couleur était là aussi, l’infirmière derrière elle.
— Ce n’est rien, c’est juste la chaleur, murmura-t-il. J’ai laissé tomber la seringue. Mais j’en ai une autre, bien sûr.
Elles le fixaient, l’étudiaient. « Vous croyez que je suis fou moi aussi ? »
L’après-midi du lendemain, un vendredi, il revit l’homme. Il était en retard. Une urgence au sanatorium. Il pressait le pas dans First Street. Ne voulant pas déranger la famille en plein dîner, il courait presque en arrivant au portail.
L’homme se tenait dans l’ombre, devant le porche, les bras croisés, adossé à la colonne. Ses larges yeux sombres regardaient fixement le médecin. Grand, mince, il était magnifiquement vêtu.
— Vous voilà donc, dit le médecin à voix haute. Il tendit la main en montant les marches. Je suis le docteur Petrie. Comment allez-vous ?
Mais… Comment dire ? Il n’y avait personne.
— Je sais que cela s’est réellement passé, dit-il à Mlle Carl, dans la cuisine. Je l’ai vu sous le porche puis il s’est volatilisé.
— Et que nous importe ce que vous avez vu, docteur ? répondit-elle.
Cette femme était si dure ! Malgré son grand âge, il n’y avait aucune fragilité en elle. Elle se tenait très droite dans son vêtement en gabardine bleu foncé, les lèvres pincées.
— Mademoiselle Carl, j’ai vu cet homme avec ma patiente. Or, nous le savons tous, c’est une femme sans défense. Si le premier inconnu peut entrer ici…
Mais ses paroles restèrent sans effet. Soit la vieille femme ne le croyait pas, soit elle s’en fichait. Et Mlle Nancy, assise à la table de la cuisine, ne leva même pas le nez de son assiette. En revanche, l’expression de Mlle Millie était très claire. Elle était troublée. Ses yeux faisaient d’incessants allers-retours entre Mlle Carl et lui.
Quelle maison ! En entrant dans le petit ascenseur, il était très contrarié.
Les rideaux de velours étaient tirés et la chambre était plongée dans la pénombre. Seules les petites bougies vacillaient dans leurs verres rouges. L’ombre de la Vierge se projetait sur le mur. Le médecin mit du temps à trouver l’interrupteur. Une petite ampoule s’alluma près du lit. La boîte à bijoux ouverte était juste à côté. Quel objet étrange !
Lorsqu’il vit la femme étendue, les yeux ouverts, sa gorge se noua. Sa chevelure noire était bien étalée tout autour d’elle sur l’oreiller taché. Ses joues avaient une couleur rose inhabituelle.
Ses lèvres n’avaient-elles pas bougé ?
— Lasher…
Un souffle. Qu’avait-elle dit ? Elle avait bien dit « Lasher », non ? C’était le nom qu’il avait lu sur le tronc et dans la poussière de la table. Et il l’avait déjà entendu quelque part. Un frisson monta le long de son dos, jusqu’à sa nuque : une malade catatonique en train de parler ! Mais non, il avait dû l’imaginer. C’était seulement ce qu’il aurait voulu qu’il se passe. Un changement miraculeux chez sa patiente. Elle était étendue, plus immobile que jamais. Tant de Thorazine aurait tué n’importe qui d’autre…
Il posa sa sacoche à côté du lit et se mit à remplir la seringue avec précaution. Comme chaque fois, il songea : Que se passerait-il si tu ne lui faisais pas cette injection, ou si tu réduisais la dose de moitié, d’un quart ? Tu resterais près d’elle pour l’observer. Et si… Il se vit soudain en train de saisir la femme et de la sortir de la maison. Il l’emmenait en voiture dans la campagne puis ils marchaient dans l’herbe, main dans la main, jusqu’à la levée naturelle surplombant le fleuve. Elle souriait et ses cheveux flottaient dans le vent.
C’était ridicule. Il était 6 h 30 et l’heure de la piqûre était dépassée depuis longtemps. La seringue était prête.
Soudain, quelque chose le poussa. Il tomba du lit, les jambes flageolantes, et la seringue lui échappa.
Lorsqu’il reprit ses esprits, il était agenouillé dans la semi-obscurité et observait les moutons de poussière amassés sur le sol sous le lit.
— Bon sang ! s’écria-t-il.
La seringue avait disparu. Après des recherches, il l’aperçut à des mètres de là, plus loin que l’armoire. Elle était brisée, écrasée, comme si quelqu’un avait marché dessus. Toute la Thorazine s’était répandue.
— Mais que se passe-t-il ? murmura-t-il.
Il ramassa l’objet. Il en avait d’autres mais c’était la seconde fois que… Un instant plus tard, il était à nouveau assis au bord du lit et contemplait sa patiente inanimée en s’interrogeant sur ce qui avait bien pu se passer.
Il ressentit soudain une chaleur intense. Quelque chose bougeait dans la pièce en faisant un léger bruit de raclement. Ce ne pouvait être que le chapelet enroulé autour de la lampe en cuivre. Il s’essuya le front. Alors, tout en regardant Deirdre, il se rendit compte de la présence d’une silhouette debout de l’autre côté du lit. Il vit le costume sombre : un gilet, une veste à boulons foncés. Il leva les yeux. C’était l’homme.
En une fraction de seconde, son incrédulité se transforma en terreur. Aucun doute, l’homme était bien là et le regardait. L’instant d’après, il avait disparu. Il faisait froid. Une brise soulevait les rideaux. Le docteur se mit à crier.
A 10 heures du soir, la malade n’était plus la sienne. Le vieux psychiatre fit tout le chemin jusqu’à son appartement pour le lui annoncer en personne. Ils étaient descendus au lac et avaient marché le long de la grève en béton.
— Impossible de discuter avec ces vieilles familles. Et il ne faut pas se frotter à Carlotta Mayfair. Elle connaît tout le monde. Vous n’imaginez pas le nombre de gens qui lui doivent quelque chose, à elle ou au juge Fleming. Et ces gens possèdent une bonne partie de la ville…
— Puisque je vous dis que je n’ai rien inventé !
Mais le vieux psychiatre ne voulut rien entendre. Malgré son ton bienveillant, il porta sur lui un regard légèrement soupçonneux.
— Ces vieilles familles, vous savez !
Le jeune médecin n’ajouta rien. En fait, il se sentait stupide. Il n’était pas homme à croire aux fantômes ! Et, pourtant, il était persuadé d’avoir vu la silhouette. Et par trois fois. Il ne pouvait pas oublier l’après-midi où il avait eu cette étrange conversation. L’homme était présent mais complètement irréel. Il connaissait même son nom… Ah oui ! Lasher.
Cependant, même en faisant abstraction de la conversation irréelle, imputable, à la rigueur, à la quiétude du lieu, à la chaleur infernale et à l’étrange découverte du mot gravé dans le tronc d’arbre, impossible d’ignorer le reste. Il avait vu une créature bien vivante. Personne ne réussirait à l’en dissuader.
Les semaines passant, son travail au sanatorium ne parvint pas à l’absorber suffisamment ; il entreprit de décrire en détail ce qu’il avait vu. Les cheveux de l’homme étaient légèrement ondulés, ses yeux larges, sa peau pâle comme celle de la malade. Il était jeune, vingt-cinq ans tout au plus. Il n’affichait aucune expression particulière. Le médecin se rappelait même ses mains ; elles n’avaient rien de spécial, elles étaient juste jolies. L’homme, bien que mince, était bien proportionné. Seuls ses vêtements étaient singuliers. Ce n’était pas une question de style mais de texture. Ils étaient aussi lisses que son visage. L’ensemble du personnage était fait de la même matière : ses vêtements, son corps, son visage.
Un matin, le médecin se réveilla avec une pensée curieusement claire : l’homme mystérieux ne voulait pas que Deirdre soit bourrée de sédatifs. Il savait que c’était mauvais pour elle. Le spectre protégeait cette femme sans défense.
Mais, bon sang, qui pourrait le croire ? Il regretta de ne pas être chez lui, dans le Maine, à travailler dans la clinique de son père, loin de cette ville étouffante et étrangère. Son père le comprendrait, lui. Non, probablement pas. Il serait inquiet.
A partir de l’hiver, le médecin commença à rêver de Deirdre. Dans ses rêves, il la voyait guérie, revitalisée, se hâtant dans la rue, les cheveux au vent. Lorsqu’il se réveillait au milieu de son rêve, il se demandait si la pauvre femme n’était pas morte, ce qui était plus que probable.
A l’arrivée du printemps, il était en ville depuis un an. Il eut envie de revoir la maison. Il prit le tramway de Saint Charles jusqu’à Jackson Avenue et reprit le chemin qui lui était familier.
Tout était exactement pareil : les bougainvillées en pleine floraison, le jardin à l’abandon, le lantanier dont les petites fleurs orange s’insinuaient à travers la grille en fer forgé.
Deirdre était assise dans le fauteuil à bascule, sous le porche.
Le médecin fut pris d’une angoisse soudaine. De sa vie, il n’avait été aussi troublé. Quelqu’un doit faire quelque chose pour cette femme, se dit-il.
Il se mit à marcher au hasard, et se retrouva dans une rue sale et encombrée. Son regard tomba sur une vieille taverne. Il y entra, heureux d’y retrouver l’air conditionné et une relative tranquillité. Quelques hommes âgés discutaient à voix basse près du bar. Il emporta son verre à la table du fond.
L’état de Deirdre Mayfair le torturait. Et le mystère du spectre aggravait les choses. Il pensa à la fille de Californie. Et s’il l’appelait ? De médecin à médecin… Mais il ignorait le nom de cette jeune femme.
— De toute façon, tu n’as pas le droit de t’en mêler, murmura-t-il tout haut. (Il but un peu de bière, savourant sa fraîcheur.) Lasher, murmura-t-il encore.
Mais quel nom étrange ! La jeune interne le prendrait pour un fou. Il avala une longue gorgée de bière.
Soudain, il eut l’impression que l’atmosphère du bar se réchauffait, comme si quelqu’un, en ouvrant la porte, avait laissé entrer un vent brûlant. Même les vieillards semblèrent le remarquer. L’un d’eux s’essuya le visage avec un mouchoir crasseux avant de reprendre sa conversation.
Lorsqu’il leva son verre, le médecin aperçut l’homme mystérieux en face de lui, assis à la table près de la porte.
Le même visage de cire, les veux marron, les mêmes vêtements indéfinissables, si lisses qu’ils brillaient légèrement dans la lumière diffuse. Le médecin ressentit la même terreur que dans la chambre obscure de Deirdre Mayfair.
L’homme le fixait du regard, à six mètres à peine de lui. La lumière du jour traversant les fenêtres illuminait un côté de son visage.
Soudain, la silhouette se mit à vaciller puis s’évanouit. Une brise fraîche envahit le bar.
Le barman eut le temps de rattraper un napperon crasseux qui s’envolait. Une porte claqua et le bruit des conversations sembla s’intensifier. Pour rien au monde il ne repasserait devant la maison de Deirdre Mayfair !
Le soir suivant, rentrant chez lui en voiture, il revit l’homme sous un réverbère, près du cimetière de Canal Boulevard.
La vision ne dura qu’un court instant mais aucun doute n’était possible. Il fut pris de tremblements violents, accéléra et se mil à conduire frénétiquement, comme si l’homme le poursuivait. Ce n’est qu’après avoir refermé derrière lui la porte de son appartement qu’il se sentit en sécurité.
Le vendredi suivant, il revit l’homme au grand jour, debout sur la pelouse de Jackson Square. Une passante tourna la tête vers la silhouette aux cheveux bruns. Le médecin se mit à courir dans les rues du quartier français. Devant un hôtel, il s’engouffra dans un taxi et ordonna au chauffeur de l’emmener n’importe où, le plus loin possible !
Les jours passant, le médecin était de plus en plus terrifié. Il ne pouvait plus ni manger, ni dormir, ni se concentrer sur quoi que ce soit. Il fixait le vieux psychiatre d’un regard rageur chaque fois que leurs chemins se croisaient.
Mais comment diable pourrait-il faire comprendre au spectre qu’il ne s’approcherait plus jamais de la femme ? Plus de seringue, plus de drogue ! Vous ne comprenez donc pas que je ne suis plus son ennemi ?
A demander une aide quelconque, il risquait sa réputation, voire son avenir. Un psychiatre qui devenait fou comme ses patients ! Il était désespéré. Comment échapper à la créature ? Et si elle pénétrait jusque chez lui ?
Le lundi matin, les nerfs à vif, les mains tremblantes, il se retrouva dans le bureau du vieux psychiatre. Il ne savait pas encore ce qu’il allait lui dire, si ce n’est qu’il ne pouvait plus supporter cette tension. Il se mit à invoquer la chaleur tropicale, les maux de tête et les insomnies pour justifier sa démission.
Il quitta La Nouvelle-Orléans l’après-midi même.
Une fois en sécurité dans le bureau de son père, A Portland, il lui raconta toute l’affaire.
— Son visage n’avait rien de menaçant, expliqua-t-il. Au contraire. Il était aussi doux que celui du portrait du Christ accroché au mur de la chambre de la femme. Il me regardait, simplement. Mais il ne voulait pas que je lui fasse ses piqûres ! Il essayait de me faire peur.
— Larry, il faut te reposer, dit son père. Il faut te remettre de tout cela et, surtout, n’en parler à personne.
Des années plus tard, debout près de la fenêtre de sa chambre d’hôtel de New York, toute cette affaire le submergea à nouveau. Pour la millième fois, il essaya d’analyser les événements, de découvrir leur signification profonde.
La créature l’avait-elle réellement traqué ou s’était-il mépris sur son attitude ? Elle n’avait peut-être jamais cherché à l’effrayer. Elle voulait peut-être seulement qu’il n’oublie pas la pauvre femme. Le spectre était peut-être une projection étrange des pensées désespérées de Deirdre, une image télépathique. Qui pourrait bien interpréter ces faits étranges ? Qui pourrait lui confirmer qu’il ne s’était pas trompé ?
Aaron Lightner ! L’Anglais qui collectait les histoires de fantômes, celui qui lui avait donné la carte portant le mot « Talamasca » ! N’avait-il pas dit vouloir aider le noyé de Californie ? Il ne sait probablement pas que son aventure est déjà arrivée à d’autres. Je lui expliquerai que d’autres sont revenus à la vie avec des dons similaires au sien.
Mais le pire n’était pas d’avoir vu un fantôme, c’était le sentiment de culpabilité qui le dévorait. Il conserverait toute sa vie le remords de n’avoir rien fait pour aider cette femme, de ne pas avoir téléphoné à sa fille.
L’aurore s’étendait sur la ville. Il regarda le ciel se métamorphoser puis alla chercher la carte de l’Anglais dans la poche de son manteau.
LE TALAMASCA
Nous observons et nous sommes toujours là.
Il prit le téléphone.
*
* *
Lightner était un parfait auditeur, répondant gentiment sans jamais interrompre son interlocuteur. Mais le médecin ne se sentait pas mieux. Lorsqu’il eut tout raconté, il se sentit stupide et, quand Lightner rangea le petit magnétophone dans sa serviette, il eut envie de lui réclamer la bande.
Ce fut l’Anglais qui rompit le silence en déposant quelques billets sur le comptoir.
— Il y a quelque chose que je dois vous expliquer, dit-il. Cela vous tranquillisera l’esprit. Vous vous rappelez que je vous ai dit collecter les histoires de fantômes ?
— Oui.
— Eh bien, je connais cette vieille maison de La Nouvelle-Orléans. Je l’ai vue. Et j’ai enregistré d’autres récits de gens qui ont vu l’homme que vous m’avez décrit.
Le médecin resta sans voix. L’Anglais avait dit ces mots avec tant de conviction et d’autorité qu’aucun doute n’était possible. Il étudia Lightner en détail pour la première fois. Il faisait plus vieux qu’il n’en avait l’air au premier abord. Soixante-cinq, soixante-dix ans ? Son expression affable forçait la confiance.
— D’autres ? murmura le médecin. Vous en êtes certain ?
— J’ai entendu d’autres récits très proches du vôtre. Je vous le dis pour que vous cessiez de douter de vous et pour vous ôter ce poids. Du reste, vous n’auriez pas pu aider Deirdre Mayfair. Carlotta Mayfair ne vous aurait jamais laissé faire. Il faut que vous chassiez tout cela de votre esprit.
Pendant un instant, le médecin se sentit soulagé. Puis l’importance des révélations de Lightner le frappa.
— Vous connaissez ces gens !
Son visage se colora.
— Non. J’ai entendu parler d’eux. Votre récit restera strictement confidentiel. Soyez-en assuré. Nous n’avons pas prononcé de noms pendant l’enregistrement. Pas même le vôtre ou le mien.
— Je dois pourtant vous demander la bande. J’ai trahi un secret professionnel. J’ignorais que vous connaissiez ces gens.
Lightner sortit tout de suite la cassette de l’appareil et la mit dans la main du médecin. Il était très calme.
— Bien entendu. Je comprends.
De plus en plus troublé, le médecin murmura quelques remerciements. Toutefois, son sentiment de soulagement persistait. D’autres avaient vu cette créature. Cet homme le savait. Il ne mentait pas. Le médecin n’avait donc pas été le jouet de son imagination. Il éprouva un relent d’amertume à l’égard de ses supérieurs de La Nouvelle-Orléans, de Carlotta Mayfair, de cette horrible Mlle Nancy…
— Ce qui compte, dit Lightner, c’est que vous ne vous tracassiez plus pour ça.
— Oui, dit le médecin. Tout cela est épouvantable. Cette femme, ces drogues. (Il contempla la cassette, puis sa tasse de café vide.) La femme… Est-elle toujours… ?
— Pareil. J’y suis allé l’an dernier. Mlle Nancy, celle que vous détestiez tant, est morte. Mlle Millie est partie. De temps à autre, des habitants de la ville me donnent des nouvelles. Deirdre n’a pas changé.
Le médecin soupira.
— Vous connaissez donc tous les noms.
— Vous pouvez me croire quand je vous dis que d’autres ont vu la créature. Vous n’êtes pas fou le moins du monde. Et vous ne devez plus vous en faire.
Lentement, le médecin étudia de nouveau Lightner. Celui-ci referma sa serviette, examina son billet d’avion, sembla satisfait et le glissa dans la poche de son manteau.
— Encore une dernière chose et je pars prendre mon avion. Ne racontez jamais cette histoire à personne. On ne vous croirait pas. Seuls ceux qui ont été témoins y croient. C’est dramatique, mais c’est la vérité.
— Oui, je sais. Avez-vous… ?
Il s’interrompit, n’osant poursuivre.
— Oui, je l’ai vu. C’était effrayant. Exactement comme vous l’avez décrit.
Il se leva.
— Qui est-il ? Un esprit ? Un fantôme ?
— Je ne sais pas. Tous les récits se ressemblent énormément. Rien n’a changé là-bas. Cela continue, année après année. Mais je dois partir. Je vous remercie. Si vous souhaitez me parler encore, vous savez comment me joindre. (Il tendit la main.) Au revoir.
— Attendez ! La fille, l’interne, dans l’Ouest, qu’est-elle devenue ?
— Elle est chirurgien, dit Lightner en jetant un coup d’œil sur sa montre. Neurochirurgien, je crois. Elle vient d’obtenir son diplôme. Mais je ne la connais pas non plus, vous savez. J’entends parler d’elle de temps en temps. Nos chemins se sont croisés une fois.
Il s’interrompit et adressa au médecin un sourire presque formel.
— Au revoir, docteur, et merci encore.
Le médecin resta assis un long moment à réfléchir. Il se sentait mieux, infiniment mieux. Il ne regrettait absolument pas d’avoir tout raconté. En fait, cette entrevue était un don envoyé par le destin pour le décharger du fardeau le plus lourd qui ait jamais pesé sur ses épaules.
Soudain, une pensée des plus étranges lui vint, quelque chose qui ne lui était pas arrivé depuis des années. Il ne s’était jamais trouvé dans la grande maison de District Garden pendant un orage. Comme cela aurait été agréable de regarder la pluie derrière ces longues fenêtres, de l’entendre tomber sur le toit du porche ! Quel dommage d’avoir manqué cela ! La pluie était si belle à La Nouvelle-Orléans !
Eh bien, il ne lui restait plus qu’à sortir tout cela de sa tête. Les paroles de réconfort de Lightner lui avaient fait autant de bien qu’une absolution au confessionnal. Oui, tout oublier.
Il appela la serveuse. Il avait faim. Maintenant qu’il pouvait manger, un petit déjeuner serait le bienvenu. Machinalement, il sortit la carte de Lightner de sa poche, regarda les numéros de téléphone, ces numéros qu’il pouvait appeler s’il avait des questions à poser mais qu’il ne composerait plus jamais, il en était persuadé. Il déchira la carte en petits morceaux, les mit dans le cendrier et les enflamma avec une allumette.